Etant étudiante en 2ème année de bachelor en sociologie, je me suis inscrite dans un séminaire ayant pour thème « De l’agenda à Fitbit – Une exploration sociohistorique sur la récolte de données de santé personnelles », dans lequel des thèmes comme la santé connectée, la régulation et la quantification du corps humain, le transhumanisme, etc. étaient abordés. Afin de valider ce séminaire et d’obtenir les 3 précieux crédits nécessaires à mon bachelor, il m’était demandé d’effectuer une présentation ainsi qu’une analyse d’une application de self-tracking .

J’ai alors entamé mes recherches, afin de trouver une application à la fois intéressante à analyser, mais à propos de laquelle j’avais également envie d’approfondir mes connaissances. Après réflexion, j’ai décidé d’axer mon analyse sur l’application de suivi menstruel Clue. Utilisant l’application depuis quelques années afin de connaître mon cycle menstruel, et par-dessus tout la date d’arrivée de mes prochaine règles, le fait de devoir l’étudier pour ce cours m’a amené à découvrir d’autres fonctions de l’application et à comprendre plus en profondeur comment cette dernière pouvait être utilisée. Deux arguments ont donc pesé dans la balance : le fait d’analyser Clue allait m’être utile sur le plan professionnel, afin d’atteindre les objectifs de mon séminaire, mais également personnel, en découvrant notamment certaines fonctions dont j’ignorais l’existence.

De ce fait, à travers mes recherches et mon intérêt pour l’application, j’ai premièrement appris que celle-ci partageait des recherches universitaires afin d’accroître les connaissances des utilisateurs-trices, et qu’une « encyclopédie » était dédiée à différents sujets touchant aux menstruations sur son site internet[1]. J’ai également découvert qu’il y avait énormément de symptômes que l’utilisateur-trice pouvait auto-indiquer à l’application. Par la suite, en parcourant les divers articles présents sur le site, j’ai également appris que Clue était LGBTQIA+ friendly, et qu’elle cherchait à améliorer les connaissances autour des menstruations en partageant notamment ses données avec certaines entités académiques.

Cependant, à force de m’intéresser aux articles présents dans l’encyclopédie de Clue, j’ai réalisé que le sujet de l’avortement était très peu voire pas du tout abordé par les auteurs-trices d’articles. En effet, sur son site internet, la page « abortion » de Clue est vide[2]. De plus, après m’être connectée sur l’application, j’ai également fait l’observation qu’aucune information sur l’avortement est disponible dans les études mises en avant par Clue. Même dans la partie « médicale » des symptômes, nous ne trouvons aucune référence à l’avortement. A la suite de cette constatation, je me suis intéressée au lien entre application de suivi menstruel et interruption volontaire de grossesse (IVG), chose qui m’a poussé à découvrir d’autres informations sur les applications de suivi menstruel. Et ce que j’ai appris ne m’a pas franchement plu, ni rassurée, si je dois l’admettre.

Les secrets du financement des applications de suivi menstruel…

En effectuant plusieurs recherches sur Internet, je suis premièrement tombée sur un article de The Guardian[3] affirmant qu’une application populaire de suivi menstruel aurait été financée par des associations anti-IVG. Bien que cet article ne dénonce qu’une application de suivi menstruel nommée FEMM, j’avoue avoir eu un peu froid dans le dos en réalisant à quel point j’en savais peu sur les outils que j’utilisais pour « mieux me connaître », tel que le promet l’application Clue. Il était tout à fait possible que FEMM ne soit pas qu’un cas isolé, et que d’autres applications de suivi menstruel se trouvent être financées par certaines sources douteuses.

De ce fait, j’ai commencé à percevoir Clue de façon différente : chaque signe se rapportant à une incitation à la grossesse ou à un frein à l’accès de l’IVG paraissait me sauter aux yeux. Premièrement, j’ai réalisé que la période de fécondité de l’utilisateur-trice est très clairement mise en avant sur le graphique principal de l’application, comme présenté sur l’illustration ci-contre. Deuxièmement, et comme indiqué plus haut, Clue ne comporte aucune information se rapportant à l’accès à l’avortement ou à son effet sur le cycle menstruel, ni sur l’application (où il est possible d’accéder à des informations sur ses différents symptômes), ni sur son site internet.

Bien que je n’aie aucune preuve du financement de Clue par certaines associations anti-avortement, le cas de FEMM révélé par The Guardian m’a fait remettre en question l’importance et la place que j’accordais à cette application dans ma vie : je ne m’étais jamais demandé comment l’application avait été créée, par qui avait-elle été financée, que faisait-elle des données que j’y rentrais, etc. Bien sûr, j’avais déjà entendu parler de nombreux scandales au sujet de l’utilisation des données personnelles par certaines applications ou certains réseaux sociaux, mais je croyais un peu naïvement que cela ne pouvait pas m’arriver personnellement, et que ces pratiques douteuses étaient peu répandues dans le monde numérique.

Malheureusement, mes recherches Internet m’ont révélé d’autres mauvaises surprises sur les applications de suivi menstruel et leur gestion des données des leurs utilisateurs-trices…

…et le flou autour de l’utilisation des données personnelles

En effet, en me documentant sur le lien entre associations anti-IVG et applications de suivi menstruel, j’ai également appris que bon nombre de ces dernières avaient été appréhendées pour divulgation de données de santé personnelles[4],[5]. Bien que je me sois parfois questionnée sur l’avenir des symptômes et par conséquent des données que j’auto-indiquais à l’application, je n’avais jamais réalisé à quel point celles-ci pouvaient être manipulées et utilisées sans que je n’en aie la moindre idée. A travers mes recherches, j’ai compris que ces informations pouvaient être vendues à certains réseaux sociaux (tel que Facebook, comme mentionné dans les deux articles cités ci-dessus) ou à certaines entreprises.

Bien que cette accusation ne concerne pas Clue, l’application que j’ai étudiée dans le cadre de mon séminaire, j’ai découvert que cette dernière n’était pas toute rose non plus : en effet, plusieurs articles ont dénoncé l’utilisation des données d’utilisateurs-trices afin de pouvoir prédire un potentiel trouble hormonal en cas d’irrégularités menstruelles[6],[7]. Clue aurait donc utilisé son immense base de données (rappelons que son nombre d’utilisateurs-trices s’élève à 10 millions) afin d’informer les personnes ayant des cycles menstruels instables que ces dernières pouvaient possiblement souffrir d’un trouble hormonal, en général le syndrome des ovaires polykystiques (SOPK).

Autant vous dire que j’étais plus ou moins à l’aise avec l’idée d’utiliser Clue comme aide pour connaître mon cycle menstruel : le fait que je ne sache pas comment ni par qui cette dernière était financée (malgré mes longues recherches sur le site de l’application, je n’ai pas trouvé cette information), et deuxièmement, que Clue utiliserait ses données afin de « créer » ou « prédire » des irrégularités menstruelles chez certains de ses utilisateurs-trices m’a fortement fait douter de l’application.

Et alors, que faire de ces informations ?

Par conséquent, après avoir effectué ces recherches et découvert certaines informations auxquelles je ne m’attendais pas, j’avoue avoir été déçue de Clue. Non pas que je l’accuse directement d’être financée par des associations anti-IVG ou que je soupçonne une utilisation des données frauduleuse, mais plutôt parce que ces dénonciations venaient ternir l’image que j’avais de l’application : que ce soit dans les médias ou à travers ma propre utilisation, Clue m’a toujours semblé être facile d’utilisation et didactique, mais qui me disait qu’elle ne cachait pas quelque chose, elle aussi ?

J’aimais notamment beaucoup le fait de pouvoir se renseigner sur mes différents symptômes et d’avoir accès à des études scientifiques afin de comprendre comment ceux-ci peuvent évoluer. Clue a également le mérite d’être LGBTQIA+ friendly, puisqu’elle utilise l’écriture inclusive, et de nous informer sur les dangers de certains moyens de contraception, par exemple la pilule ou tout autre contraceptif hormonal. A première vue, elle avait donc l’air de partager des valeurs que je défendais, mais l’idée que l’on puisse utiliser mes données derrière mon dos restait dans un coin de ma tête…

De ce fait, je me suis demandée si je souhaitais encore utiliser Clue ou si je souhaitais trouver un autre moyen de suivre mon cycle menstruel. J’ai remis en question l’utilisation que j’en faisais et les données que je décidais de lui céder. Je dois avouer que le côté pratique de Clue a fait pencher la balance pour la première solution : il est plus facile pour moi d’avoir « quelque chose » qui retient les dates à ma place et qui m’aide à prévoir mon cycle menstruel dans son ensemble. Cependant, le fait d’avoir eu accès à ces informations m’a permis de réaliser que l’utilisation des données de santé personnelles était non seulement beaucoup plus répandue que ce que je ne croyais, mais également que je me devais de réfléchir un instant avant d’entrer un nouveau symptôme ou de télécharger une nouvelle application : l’accès et le pouvoir du monde numérique sur nos informations personnelles ne sont malheureusement que grandissants.

 

[1] https://helloclue.com/articles , consulté le 28.04.2020

[2] https://helloclue.com/articles/abortion , consulté le 23.04.2020

[3] https://www.theguardian.com/world/2019/may/30/revealed-womens-fertility-app-is-funded-by-anti-abortion-campaigners , consulté le 28.04.2020

[4] https://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/comment-des-applications-de-suivi-des-regles-transmettent-des-donnees-a-facebook-20190911 , consulté le 28.04.2020

[5] http://www.slate.fr/story/181632/applications-regles-menstruations-donnees-personnelles-facebook , consulté le 28.04.2020

[6] https://www.vice.com/fr/article/8xw74x/pourquoi-il-ne-faut-pas-se-fier-aux-applis-de-suivi-menstruel , consulté le 28.04.2020

[7] https://www.cnetfrance.fr/news/quand-des-applis-de-suivi-des-regles-peuvent-vous-faire-croire-que-vous-etes-malade-39893121.htm , consulté le 28.04.2020

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